Le Monde diplomatique

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SUPPLÉMENT : « QUAND LA VILLE EST PORTEUSE DES ESPÉRANCES DE CITOYENNETÉ »

Pour redonner sa noblesse à l’action politique

Dans le tourbillon d’une mondialisation libérale qui brouille tous les repères et détruit systématiquement les constructions collectives, les territoires, et plus encore les villes, restent les ancrages d’une identité partagée. Et, quand les élus assument pleinement le mandat que les citoyens leur ont confié, elles peuvent se transformer en espaces privilégiés pour l’innovation sociale, la pratique de la solidarité et la résistance à l’économisme. Certaines d’entre elles, à l’initiative de Barcelone, ont voulu aller plus loin encore : décliner à l’échelon municipal quelques-uns des droits humains fondamentaux et les traduire en actes. Tel sera l’engagement que prendront les nombreux maires qui, le 18 mai au Stade de France, signeront la Charte européenne des droits de l’homme dans la ville après en avoir débattu lors d’une conférence internationale tenue à Saint-Denis et ouverte à tous. Dès le lendemain, une seconde conférence, co-organisée avec Le Monde diplomatique, traitera de la démocratie participative et de la citoyenneté active, c’est-à-dire de la manière d’exercer les droits consacrés par la Charte. Parmi les expériences qui seront évoquées par les intervenants venus de nombreux pays, celle du budget participatif de Porto Alegre, désormais élargie à tout l’Etat de Rio Grande do Sul, au Brésil, occupe une place à part. Le maire de cette ville, Raul Pont, en signale dans ces colonnes quelques caractéristiques.

Par Patrick Viveret

LA thématique de la démocratie participative traverse de nombreuses approches de renouvellement du tissu politique. On le voit en France avec la politique de la ville où l’on découvre (combien tardivement !) que rien de sérieux ne peut se faire sans la participation des habitants. A l’échelle internationale, la méthode du budget participatif, expérimentée d’abord à Porto Alegre, au Brésil, est devenue une référence majeure (lire, page III, l’article de Raul Pont). En Europe, la rédaction en cours d’une Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne doit beaucoup à des réseaux civiques qui ont démontré, à cette occasion, la possibilité d’une articulation positive entre participation des citoyens et action d’élus exerçant réellement leur fonction de représentation. Nous sommes donc bien au centre d’un débat important, mais trop souvent obscurci par des généralisations hâtives. Il est donc nécessaire de clarifier les concepts.

L’idée de crise de la démocratie représentative, censée ouvrir la voie soit à la démocratie d’opinion (thèse d’inspiration libérale), soit à la démocratie participative (d’inspiration libertaire), mérite d’être analysée avec plus de rigueur.

Quand la délégation mène à la confiscation

Une représentation, au sens précis du terme, ne peut pleinement fonctionner que s’il y a matière à représenter. Cela suppose une présence active des citoyens qui donnent un mandat à leurs représentants, débattent de son contenu, en évaluent les résultats et peuvent en modifier les termes. Si la démocratie de représentation n’est certes pas une démocratie directe - au sens d’une assemblée permanente de citoyens ou de conseils -, elle ne saurait non plus fonctionner sans une participation active des citoyens. C’est pourquoi la crise dont il est question s’apparente plutôt, semble-t-il, à une crise de la délégation, voire, plus brutalement encore, à une confiscation du pouvoir.

Les exemples habituellement cités ont trait, en effet, soit à cette confiscation (cumul, exclusion des femmes en particulier), combinée ou non avec des pratiques de corruption, soit à une désaffection des citoyens (abstentionnisme, désintérêt pour les enjeux politiques, etc.). On assiste, en réalité, à une dégradation de la représentation en simple délégation donnant à l’élu une sorte de chèque en blanc pour plusieurs années. Il s’ensuit, le plus souvent, une dégradation supplémentaire : déjà délégué, le pouvoir se retrouve confisqué. Il n’est guère étonnant, dans ces conditions, que ce phénomène aggrave en retour la désaffection. Mais on se trompe d’objet de débat et de combat en prétendant alors opposer participation et représentation. L’une et l’autre forment un couple indissociable, fondé sur le coeur du pari démocratique : celui d’une souveraineté ascendante - car émanant des citoyens - et non descendante, comme dans ces sociétés où un ordre supérieur s’impose du haut à des individus.

Un processus démocratique de qualité doit articuler (et non opposer) trois fonctions essentielles : la participation, la délibération et la représentation. L’espace et le temps de la délibération sont essentiels car c’est à cette occasion que l’on passe du simple agrégat d’opinions (fût-il majoritaire) pour construire un véritable jugement citoyen nourri d’informations, d’argumentations diverses ou contradictoires, d’expertises et d’évaluations.

Ni « main invisible » ni équation magique

La délibération est le moment de la tension vers l’intérêt général, cet horizon de la vie démocratique à la fois indispensable et inatteignable dans sa perfection. C’est cette étape décisive que le libéralisme économique ignore quand il postule que, par la magie de la « main invisible » du marché, la somme des intérêts individuels se transforme en intérêt collectif.

Mais ce fut aussi la raison majeure de l’échec politique des mouvements issus de la tradition marxiste que de se fonder sur cette autre équation magique : les intérêts du prolétariat sont ceux de toute l’humanité, et l’incarnation de ces intérêts dans le parti révolutionnaire exprime une volonté générale vertueuse et rationnelle. Dans les deux cas, c’est l’autonomie du mécanisme démocratique qui est niée, le politique ne constituant que le reflet déformé du seul champ réellement important : l’économique.

On voit bien, dans des exemples comme le budget participatif de Porto Alegre ou dans l’apprentissage difficile de l’écoute d’autrui dans les conseils de quartier (dont nous avons davantage l’expérience en Europe), à quel point l’intérêt général n’est pas une donnée transcendante, exprimée par un acteur particulier, mais le résultat d’une démarche ascendante dont la délibération constitue un maillon crucial.

Intégrer les contraintes, hiérarchiser les choix

La première expression d’un quartier, et c’est bien légitime, est de défendre sa propre vision, ses propres intérêts. C’est seulement après avoir écouté, discuté et négocié les demandes, tout aussi légitimes, des autres quartiers, après avoir intégré les contraintes de ressources et de calendrier obligeant à hiérarchiser les choix, que se construit progressivement une politique à l’échelle de la ville, qui ne se réduit pas à la simple addition des politiques de chacun des quartiers. Et l’on comprend que ce qui est vrai pour une ville l’est encore davantage lorsqu’il s’agit de faire vivre une démocratie nationale ou d’en construire une à l’échelle continentale ou mondiale.

A cet égard, l’une des innovations les plus intéressantes de ces dernières années est celle des « conférences de citoyens » utilisant la méthode des « conférences de consensus » danoises. Il s’agit de donner à un « panel » de citoyens, pouvant être tiré au sort, le temps et les moyens de construire un jugement sur une question publique importante. L’ensemble de l’information, de l’expertise et de la contre-expertise disponible leur est alors fournie. Des auditions sont organisées afin que, dans ce cadre (qui peut être public), le groupe puisse interroger l’ensemble des acteurs concernés par le sujet. Au terme de ce processus, au cours duquel les citoyens bénéficient d’un congé rémunéré ou d’une indemnisation, le « panel » rend un avis motivé à valeur consultative. Mais le décideur public - dont la légitimité dépend de la représentation - a l’obligation, s’il ne suit pas cet avis, de motiver les raisons de son désaccord. Dans tous les cas de figure, il y a donc progrès qualitatif de la démocratie.

Une première conférence de citoyens fut organisée en France par l’Office parlementaire d’évaluation des choix technologiques sur les organismes génétiquement modifiés (OGM). On pourrait imaginer bien d’autres conférences sur des problèmes complexes qui passent souvent « au-dessus de la tête du simple citoyen » , pour reprendre l’expression consacrée : la sécurité alimentaire, les grands enjeux bioéthiques, la question des retraites, etc. On voit bien que ce maillon délibératif n’annule en rien l’exigence de participation et de représentation. Ce sont toujours les élus mandatés à cet effet - ou mandatant eux-mêmes le gouvernement et l’administration - qui gardent en dernier ressort le pouvoir de décision. Une innovation de ce type restera cependant marginale et isolée si elle n’est pas insérée dans des pratiques globales de citoyenneté active redonnant aux citoyens le goût de la participation aux affaires publiques.

Les fonctions participatives, délibératives, représentatives et décisionnelles doivent être articulées dans une architecture d’ensemble mettant des outils d’« intelligence politique » au service de la démocratie, alors qu’ils sont le plus souvent accaparés par l’Etat ou les entreprises privées qui ont les moyens de se doter de leur propre capacité d’expertise : informations statistiques, études et recherches, évaluation, prospective, en particulier. On pourrait imaginer des « maisons de la citoyenneté » où, via Internet, de tels outils seraient mis à la disposition d’associations de citoyens qui se passionnent pour les questions publiques.

Et comme la démocratie a besoin de temps et de financements, il faudrait prévoir des crédits-temps alloués aux citoyens investis dans des participations civiques importantes - sur le modèle des congés de représentation syndicaux, par exemple -, voire une « indemnité civique » ou revenu de citoyenneté : en quelque sorte l’équivalent, pour la démo cratie participative, de ce que fut l’instauration de l’indemnité parlementaire pour la démocratie représentative. Si l’on veut, en effet, que la démocratie ne soit pas réservée à ceux qui en ont les moyens (en temps, en argent, en savoirs, en relations, etc.), il est essentiel de permettre à tous ceux qui le souhaitent d’exercer la plénitude de leurs droits civiques.

Une telle démarche, certes très ambitieuse, est déjà engagée avec la constitution d’un nouveau type de mouvements citoyens qui, à l’instar d’Attac (1), des réseaux civiques européens ou de la Confédération paysanne, ne se contentent pas d’une activité associative ou syndicale classique, mais interviennent directement sur le terrain des grands choix politiques. Ce pôle international de citoyenneté active, dont on a vu l’émergence progressive au cours des dix dernières années - et que les grands médias ont découvert lors des manifestations de Seattle - est un formidable ferment démocratique qui, du quartier au monde, redonne sa noblesse à l’action politique.

Transformateur de structures, ce pôle est aussi source d’une transformation comportementale et mentale. Au lieu de considérer le POUVOIR comme un capital que l’on conquiert et que l’on conserve - le figeant ainsi dans un substantif -, il s’agit de réinventer des stratégies coopératives où « pouvoir » n’est qu’un verbe auxiliaire appelant nécessairement un complément ou, en d’autres termes, un effet levier de projets donnant aux citoyens l’envie de se remettre debout et de s’auto-organiser collectivement. C’est dire que la montée de cette alliance civique entre participation, délibération et représentation constitue une forme de thérapie collective contre les effets toxiques de la volonté de puissance et d’accaparement.

Patrick Viveret.

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Patrick Viveret

(1) L’Association pour la taxation des transactions financières pour l’aide aux citoyens (Attac) a organisé en janvier dernier, à Morsang-sur-Orge (Essonne), un colloque national sur l’impact de la mondialisation libérale sur les territoires, d’où est sorti un « Appel de Morsang » engageant chacun de ses quelque 150 comités à réaliser le même exercice au plan local, en liaison avec les syndicats et le tissu associatif. Pour en savoir plus, lire Tout sur Attac !, à paraître à la mi-mai aux éditions des Mille et Une Nuits, ou consulter le site http://attac.org/glocal

Édition imprimée — mai 2000 — Page 33